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La place du berger

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EN MONTAGNE, LE VENT DE FRAICHEUR DES NOUVEAUX BERGERS.
Une nouvelle génération de bergers tente de faire bouger les lignes de ce métier millénaire. Mais difficile de revendiquer plus de droits avec la dureté et la précarité de ces emplois.
Être berger, c’est être avec les animaux en permanence dans la montagne, c’est un vrai métier qu’il faut valoriser




(Photo) Cabane de berger, au col des Cos à Sentein, en Ariège. Thierry llansades

« CONDITIONS DE MERDE »
Contrats précaires, cabanes où l’accès à l’eau et l’électricité n’est pas toujours garanti, semaines interminables de 60, 70, 80 heures de travail… Derrière la beauté du cadre de travail se cachent souvent des conditions moins reluisantes. Au fil des années, Florence Robert s’est par exemple vu rattrapée par les soucis du quotidien, la charge de travail, la fatigue. La quatrième année, est aussi venu l’ennui qui ne l’a plus quitté. « Tout ce qui me nourrissait au début a fini par disparaître, reconnaît-elle. Le déclic est tombé le 28 juin 2020. Mon troupeau devait monter en estive deux jours plus tard, mais je ne trouvais toujours pas de camion pour l’y emmener. J’ai craqué, j’ai dit stop. Je ne voulais plus jamais revivre ça… »
La dureté et la précarité des emplois entraînent un important turn-over au sein de la profession. Les carrières dépassent rarement les sept ans. « Les patrons s’en foutent, ils trouveront toujours des jeunes prêts à accepter ces conditions de merde, enrage Laurent Four, berger pendant vingt ans. Ils trouveront ça génial un an, deux ans, trois ans, puis s’en iront épuisés la quatrième année. »
De nombreuses femmes, elles, doivent également faire face au sexisme. « Le jour où je suis tombée enceinte de mon troisième enfant, je n’ai pas été reconduite », se souvient Marie Milesi, bergère dans les Alpes-de-Haute-Provence. La justification alors présentée par l’éleveur ? La cabane serait trop petite pour accueillir un petit de plus. Marie Milesi témoigne également des risques de harcèlement : « Être bergère, c’est vivre très isolée et entourée d’hommes. En cas d’agression, tu es loin de ta voiture, tu n’as pas de réseau pour appeler de l’aide. » À la suite d’une mésaventure, elle a décidé d’organiser des stages d’autodéfense dédiés aux bergères, avec l’association féministe Sista.
« LES BERGERS ONT PEUR DE SE SYNDIQUER »
Mais difficile de revendiquer plus de droits avec un emploi précaire. D’autant que la récente réforme de l’assurance chômage empêche les bergers travaillant seulement quatre mois en estive de bénéficier de l’allocation. Ils sont ainsi obligés de trouver une autre activité en dehors de la saison estivale. Et le syndicalisme peine à s’imposer dans la profession.
Le combat de Michel Didier a « ouvert une brèche, mais ça n’a provoqué aucun sursaut, ni de peur des éleveurs… », se désole Laurent Four, berger pendant vingt ans. Excédé de ne pas se voir accorder de CDI après quatorze ans de travail, Michel Didier était allé jusqu’à traîner son employeur devant la cour d’appel de Grenoble, en juin 2016. Pour la première fois, le tribunal requalifia les CDD à répétition du gardien de troupeau en CDI, et condamna l’employeur à 30 000 euros de dommages et intérêts.
Laurent Four regrette que cette jurisprudence n’ait jamais entraîné une revalorisation générale des contrats. En 2013, il avait déjà participé à créer l’un des tout premiers syndicats de gardiens de bergers : le SGT 38, qui ne s’est pas imposé durablement. « Les bergers ont peur de se syndiquer. Ils passent leur temps à pleurer, à dire qu’ils sont mal payés, que les conditions de vie sont horribles et que les patrons sont des cons. Pourtant, dès qu’on essaie de régler leurs problèmes, tous sont réticents. »
« LA NAISSANCE D’UNE GRANDE ORGANISATION SYNDICALE »
Depuis quelques mois, un appel à la création d’une grande organisation syndicale de gardiens de troupeaux se déploie de cabane à cabane. De jeunes néo-bergers ont décidé de reprendre le flambeau allumé en 2013 par Laurent Four et ses amis. Ils entendent faire émerger un syndicat par département, tous affiliés à la CGT et qui porteraient des positions communes à l’échelle nationale. « Et ça commence déjà à prendre, se réjouit Jo, l’un des porteurs du projet. Il y a des syndicats en Isère, dans les départements de la Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’Hérault, les Pyrénées atlantiques, les Hautes-Pyrénées et l’Ariège. »
Parmi leurs premières revendications, figure la réforme du statut des bergers : « Aujourd’hui, nous dépendons de la convention collective nationale pour l’agriculture, instaurée après le passage de la loi El Khomri, poursuit Jo, berger depuis deux ans dans la Drôme. À celle-ci peut s’ajouter un avenant pour les bergers, c’est-à-dire un paragraphe spécifique à la reconnaissance de notre profession. » Cet avenant est un outil précieux pour les gardiens de troupeaux. Il peut notamment codifier des grilles de salaires, des jours de repos, des primes d’équipements pour l’achat de croquettes pour chiens ou de chaussures… « Seulement, il n’existe que dans certains départements. Nous réclamons donc la création d’une convention nationale spécifique aux bergers ou a minima que cet avenant soit généralisé à tout le territoire. »
Solidaire des luttes anticapitalistes, antiracistes et féministes, ce mouvement naissant entend aussi inclure les bergers de nationalité étrangère : « Les gros moutonniers n’hésitent pas à embaucher des travailleurs roumains, à les maltraiter, avec des salaires de misère, dit Jo. Ils savent qu’ils ne se plaindront jamais, alors ils en profitent. Nous devons inciter ces pauvres gens à rejoindre notre cause, pour qu’on puisse mieux les défendre. »
« SANS LE LOUP, JE N’AURAIS PAS EU CE TRAVAIL »
Aux yeux du berger drômois Jo, ce regain de vitalité du syndicalisme des bergers n’est pas une question de génération. « Ce qui a surtout changé la donne, c’est le retour des grands prédateurs, estime l’ancien ouvrier d’industrie. Le patronat tente d’entretenir l’image du berger contemplatif, menant la vie de bohème et sifflotant dans l’herbe en comptant les moutons. En réalité, avec les prédations, on a beaucoup plus de boulot, de coût et de pression psychologique. »
Dans la vallée reculée du Valgaudemar, au cœur du parc national des Écrins, les loups n’ont fait leur retour que très tardivement. Depuis plus d’un siècle, les éleveurs avaient pris l’habitude d’envoyer leurs brebis « à la rage ». Autrement dit, ils laissaient les troupeaux grimper en autonomie sur les hauteurs, ne montaient qu’une ou deux fois par semaine pour soigner les animaux blessés, et puis, aux premières neiges, le bétail redescendait seul vers la vallée. « C’était idyllique pour les éleveurs et les bêtes, raconte à Reporterre un jeune berger du massif. En discutant avec les anciens, je m’aperçois que beaucoup sont nostalgiques de ce temps-là. Certains ont décidé d’arrêter, considérant qu’ils n’étaient pas là pour parquer leurs brebis dans un filet. »
Le retour du prédateur, à l’été 2019, a mis fin à ces pratiques ancestrales pour en ouvrir de nouvelles : celles du gardiennage, des chiens de protection et du parcage la nuit. « Sans le loup, je n’aurais pas eu ce travail, assure le gardien de troupeau. Aujourd’hui, c’est le plan loup qui paie nos salaires et notre matériel. Seulement, nous sommes complètement sous perfusion des aides de l’État, tout s’est bureaucratisé. »
ET SI ON ECOUTAIT LES PREMIERS C0NCERNES ?
Dans les Pyrénées ariégeoises, deux bergères emmènent les brebis paître, quelques mois par an. Dans « Carnet de bergères », Marion Poinssot et Violaine Steinmann racontent leur quotidien. Marion Poinssot garde des brebis dans le Vicdessos, en Ariège. Violaine Steinmann est bergère dans la vallée du Biros, en Ariège également.
QUESTION :
Ça n’a pas l’air de vous enchanter de parler des problèmes de prédation…
VIOLAINE : La parole des bergers est instrumentalisée par les médias, et c’est très agaçant. On a eu plusieurs fois affaire à des journalistes qui ont des attitudes ambivalentes : d’un côté ils veulent qu’on leur renvoie une carte postale idéale, qu’on prenne des poses au milieu des brebis. Et de l’autre que l’on parle uniquement de prédation, donc tous les autres sujets sont éludés. Alors oui la prédation ça prend de la place dans nos vies mais il n’y a pas que ça. C’est l’arbre qui cache la forêt. On focalise sur l’ours pour ne pas parler du saccage généralisé de nos territoires. Ces discussions ne sont pas un levier et nous, on préfère parler de nos conditions de travail. Et puis, on en a marre d’être des objets parlés et pas des sujets parlants. On entend beaucoup chez les éleveurs et dans les institutions, « les bergers ceci, cela », comme si on n’avait pas de parole propre. Le fait de mettre la prédation au centre de tout c’est une parole d’éleveur.
MARION : De manière individuelle, chacun peut avoir son point de vue sur la prédation. Dans notre livre Carnet de bergères (*) dans le chapitre « la sauvagerie est morte », on s’interroge sur pourquoi le retour des grands prédateurs est vendu comme le retour du sauvage. Mais dans nos paroles collectives, par exemple avec notre syndicat, on met un point d’honneur à essayer d’évacuer ce sujet-là, on n’a pas à se positionner pour ou contre l’ours.
En l’occurrence, pour l’instant nous travaillons sur des montagnes prédatées, point. Alors qu’est-ce qu’on fait en tant que berger pour que ça ne nous plombe pas nos saisons ? La prédation ça nous rajoute de la contrainte administrative et beaucoup de boulot dans un contexte de conditions de travail déjà compliquées.
QUESTION :
Le travail de berger coche à peu près toutes les cases de l’emploi précaire : des contrats saisonniers pas forcement renouvelés, une rémunération dérisoire si on la ramène aux heures réelles effectuées, l’isolement géographique, peu ou pas de confort et une astreinte quasi-permanente. Pour défendre vos droits, vous avez créé il y a deux ans le SGT 09, Syndicat des gardiens de troupeaux 09. Comment ce besoin a-t-il émergé ?

EN SAVOIR PLUS :

J’avais découvert leurs plumes incisives et poétiques dans "Carnet de bergères", paru en 2019. Dès lors, elles ont continué chaque été à mener les brebis paître sur les estives. Elles ont également constitué avec d’autres le premier syndicat de bergers dans les Pyrénées. Dans une maison ariègoise, face aux montagnes enneigées, j’ai rencontré Marion Poinssot et Violaine Steinmann. Fragments d’une interview au coin du feu.

A écouter : Dans ce troisième épisode, immersion dans les hauteurs de la vallée du Vicdessos, en Ariège, à la rencontre de Marion Poinssot, bergère et co-autrice du livre "Carnet de bergères", paru aux éditions du Pas d'Oiseau. En 2020, c'est la septième fois que Marion passe quatre mois de l'année "en haut", dans les estives, avec un troupeau de brebis. Elle nous raconte ce que lui inspire, et apprend, ce qu'elle appelle "la bergitude".
Une très belle histoire, un très beau texte d'un homme, simple berger, qui a fait le choix de vivre en parfaite harmonie et au plus près de la nature
Berger du Mont-Valier
Deux jours extraordinaires dans la cabane de Jean-Claude
Souvent associée à la solitude, l'altitude des montagnes est pourtant le cadre de magnifiques rencontres. Durant l'été 1991, celle du berger Jean-Claude m'a profondément marqué. Je parcourais le GR10 avec mon ami et professeur Jean-François Pérouse et, comme les précédentes, l'étape vers le Valier avait été longue... Au lieu de monter la tente comme chaque jour, nous avions programmé de dormir au sec, dans un abri repéré sur la carte IGN. Tard, fourbus, nous avons enfin poussé la porte de ce qui se révéla être « une cabane de chasseurs ». Elle en jouxtait une autre, gardée par deux chiens. Le temps de nous débarrasser de nos sacs à dos, quelqu'un entra dans le local sombre, une tasse dans chaque main remplie d'un Pastis très « épais » ! Cette attention inattendue scella instantanément notre amitié avec Jean-Claude, qui se présenta comme « l'un des derniers bergers du Valier ». Il nous invita spontanément à partager son repas dans la cabane voisine. Brun, le visage flanqué d'une fine moustache, son profil ne présentait rien de particulier. Seul son regard révélait des traits de caractère hors du commun.
Une immense modestie d’abord : jamais notre hôte ne s'autorisa la moindre « leçon », ne donna le moindre « conseil » au sujet des Pyrénées qu'il connaissait à l'évidence mieux que quiconque...
Une flamme dansait surtout dans ce regard. Cette lumière disait la singularité d'une vie à part, marquée par de longues périodes de solitude en immersion dans la nature. Au Théâtre du Cosmos, le spectacle ne laisse personne indemne ! En nocturne, l’Odyssée : les Étoiles comme autant d'Ithaque scintillantes et convoitées ; le Ciel pour les rejoindre soumis aux colères de Zeus, plus menaçantes encore que le Trident de Poséidon ! En journée, l’Illiade : sous les remparts imprenables du Valier, le Froid, la Pente et l'Altitude livrant un combat sans merci aux Hommes, aux Plantes et aux Animaux unis dans la lutte pour leur survie.
Confrontées quotidiennement à ces pièces violentes et sublimes, les bergers forgent des convictions : chez eux, la fragilité de la condition humaine et sa dépendance aux autres formes de vies sont acquises comme autant d'évidences.
Balayée la chimère du « Surhomme » dominant l’Univers ! Sur cette scène à ciel ouvert, les frontières deviennent poreuses entre toutes les formes du Vivant, le langage des hommes ne suffit donc pas pour y tenir un rôle. Jean-Claude nous montra par quelques remarques et prévisions qu'il maîtrisait aussi ceux du vent, des nuages, des lumières changeantes... et celui des bêtes ! Sa complicité avec ses deux chiens étant sur ce point tout simplement extraordinaire ! Je le revois, d'un seul geste en direction des sommets, les « lancer » vers un troupeau égaré. Les deux animaux démarrèrent instantanément pour une course de plusieurs minutes. Une fois le troupeau atteint, ils le repoussèrent vers des pâturages moins escarpés avant de rejoindre leur point de départ. D'un regard chaleureux, accompagné d'affectueuses caresses, Jean-Claude traduisit sa satisfaction. Dans sa cabane, accrochés au manteau de la cheminée, témoins d'un profond attachement, deux ou trois colliers entretenaient la mémoire de ses précédents compagnons. Il nous expliqua que leur travail était si éprouvant qu'ils ne vivaient pas plus de cinq ans...
Le soir du deuxième jour, un groupe de chasseurs a rejoint la cabane en provenance de la vallée. Derrière l'apparence amicale des salutations adressées au berger, leur condescendance était criante. Constater le mépris où l'on tenait un personnage si riche me remplit de colère, mon malaise étant renforcé par la conscience d'appartenir à la même « civilisation urbaine » que les moqueurs...
Le lendemain, l'heure de quitter Jean-Claude avait sonné...
Depuis notre dernière poignée de main, chacune de mes sorties dans les Pyrénées a été motivée par l'envie de retrouver, comprendre et m'approprier la culture de ce berger, libre et savant.
Merci à Jean-Luc Valenti, pour ce très beau texte…
« La montagne c'est la possibilité de changer d'espace-temps »
 Rencontre Balade avec l'écrivaine Clara Arnaud au cœur des Pyrénées ariégeoises, pays des ours et sujet de son troisième roman.
Trabiet Dessus, hameau accroché à la pente et cerné par la forêt, se cache tout au fond d'une étroite vallée du Couserans, au cœur des Pyrénées ariégeoises, pays des ours.
La route s'arrête là, à 1000 mètres d'altitude, sous le pic des Trois Seigneurs. On remonte l'étroite ruelle pavée qui serpente entre les maisons de pierre et quelques énormes blocs rocheux couverts de mousse, tombés d'on ne sait où. Le grondement de l'Arac, le torrent en contrebas, se mêle au vacarme du chant d'innombrables oiseaux.
En haut du village, Clara Arnaud nous accueille dans son « refuge », une rustique maison du XIXe siècle. Sous un toit de lauzes d'un autre temps, trois pièces dans leur jus, un séjour-cuisine à la grande table couverte de livres, une chambre et son minuscule bureau devant la fenêtre, ouverte sur la vallée et le versant d'en face. C'est ici que la romancière de 38 ans a écrit Et vous passerez comme des vents fous, son troisième et superbe roman, paru en août chez Actes Sud. Cette histoire contemporaine d'ours, d'éthologues et de bergers a déjà ravi des dizaines de milliers de lecteurs et accumule les prix littéraires.
Clara Arnaud a choisi cette demeure pour son isolement : c'est « une maison-cocon, aux murs très épais, cernée dehors de versants très raides, couverts d'une végétation épaisse, voire exubérante, où prolifèrent les fleurs et les oiseaux. Cela peut s'avérer étouffant pour certains ». Pas pour elle : « Il y a au-dessus les estives, et la possibilité de l'horizon qui s'ouvre. » Plusieurs fois par semaine, elle s'échappe vers ces hauteurs qui sont au cœur de son roman et qu'elle a hâte de nous faire découvrir. La météo de ce jour de mai nous laisse peu de marge, il faut faire vite.
Clara Arnaud enfile ses chaussures de cuir, fabriquées sur mesure par un cordonnier pyrénéen, et tire la porte derrière elle, son berger américain Quito sur les talons.
Quinze minutes plus tard, elle gare sa Saxo déglinguée au port de Lers, un col à 1500 mètres d'altitude. Elle traverse une large pâture clôturée, à l'herbe rase et grasse, et s'engage sur un sentier qui grimpe raide à travers une hêtraie-sapinière. « La montagne, c'est la pente, résume-t-elle. C'est la possibilité de changer de monde, de saison, d'espace-temps en très peu de temps. En bas, on est en plein printemps, ici c'est encore la fin de l'hiver. Seule la pente permet d'avoir un tel contraste. »
Le sentier, enchanteur, serpente de reliefs en vallons, parcouru depuis si longtemps par hommes et bêtes qu'il est çà et là profondément creusé, laissant apparaître la roche nue entre les bosquets de rhododendrons. L’écrivaine s'élève sans effort, d'un pas vif et assuré, en montagnarde éprouvée. Pas essoufflée, elle raconte cette Ariège adorée qui « mêle rugosité, isolement et marginalité » à une « grande vitalité humaine ».
« Un acte militant »
Elle s'est posée ici en 2021, après ses longs séjours dans le Caucase, en république démocratique du Congo puis au Honduras. « Je cherchais une montagne qui ne soit pas qu'un territoire récréatif, explique-t-elle. Ici les gens travaillent, sont maraichers, bergers, épiciers, artisans, apiculteurs. S'y installer est un acte militant, un refus du tourisme de consommation, de luxe, de l'accaparement de la montagne par l'argent. » Dans ce « laboratoire humain et écologique », elle côtoie des habitants « d’une incroyable diversité, venus du monde entier, qui inventent, s'adaptent, échangent » et cultivent « un esprit rebelle, une forme de résistance et énormément de résilience ». « Le monde de demain, c'est ici ! » sourit-elle.
La forêt a disparu, la pente se fait plus forte et la roche omniprésente, lardée des derniers névés hivernaux. Clara Arnaud caracole et divague sur la neige, en duo échevelé avec son chien. Elle rigole : « En montagne je suis comme un petit animal, comme Quito. Je joue, je cours partout, c'est un plaisir enfantin que je cultive. Cette part d'enfance à laquelle je n'ai pas renoncé est ce qui est le plus beau dans ma vie. » Nous atteignons les crêtes royaume du genévrier et des prairies d'altitude, l'une de ces estives où l'écrivaine a passé des semaines pour préparer son roman.
A près de 2000 mètres, nous sommes plongés dans l'épais nuage accroché à la montagne. Le panorama reste obstinément invisible.
Qu'importe, le plaisir de grimper dans la brume, de frôler un vide que l'on ne peut que deviner, est fort :
« Marcher et, plus encore, courir en montagne, c'est fondamental, souffle l'écrivaine. Cela me plonge dans une rêverie profonde. Les images défilent, j'écris dans ma tête, c'est là que je trouve toutes les expressions et phrases poétiques qui me permettent de restituer ce milieu naturel et les corps humains et animaux pris dans les échanges avec lui. » C'est le secret de la puissance de son écriture montagnarde : « Il faut mobiliser son corps, éprouver la pluie, les sensations sur ta peau, pour ne pas rester uniquement dans le visuel. »
Elle a beaucoup appris des bergers : « Pour récupérer les agneaux perdus ils n'utilisent pas les sentiers mais les drailles, ces cheminements d'animaux à travers la lande, là où personne d'autre ne va. En pleine pente, sous le cagnard ou la pluie, avant l'aube parfois, j'avais de la peine à les suivre. » L'autrice évoque leur proximité aux bêtes, leur sens du regard : « À rester des mois sur le même territoire, assis des heures sans bouger à regarder les brebis, ils parviennent à une lecture incroyablement précise de la faune, de la végétation, de la météo... » Le sommet du mont Ceint est déjà là, noyé dans les nuées : un piquet de bois clair et sa pancarte
« A la gloire des passeurs et de la montagne », un livre d'or aux messages parfois poignants caché dans une boîte... Clara Arnaud grignote un peu de pain et du fromage ; la pluie commence à tomber, glaciale.
Elle ajuste son bonnet sous la capuche de sa veste puis dévale d'une traite la montagne, sereine et bondissante.
« Une part de sauvage »
De retour à Trabiet Dessus, elle nous dévoile entre deux averses sa « forêt magique », qu'elle parcourt plusieurs fois par jour. Après la rudesse minérale de l'estive, c'est « la fulgurance chlorophylle » du printemps ariégeois, explosion de verts tendres et lumineux, de végétation luxuriante, dégoulinante d'humidité. L'écrivaine se penche sur une orchidée sauvage, puis sur une lathrée clandestine, son végétal fétiche : « Mi-fleur, mi-champignon, elle se nourrit directement sur les racines des arbres, comme l'écrivain se nourrit des vies d'autrui », s'amuse-t-elle. Les eaux de l'Arac bouillonnent entre les blocs : « Très souvent, au saut du lit, je descends me baigner ici avec Quito, puis nous marchons. Je rentre à la maison, je bois un café... et j'écris. »
Derrière le torrent, un très vieux sentier pavé s'élève à travers la forêt et dessert d'imposantes maisons abandonnées. Suspendues à la pente raide, plus ou moins en ruines, elles sont envahies par la végétation. Cette vallée autrefois très densément peuplée s'est totalement vidée entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle, et la forêt a repris ses droits. Il n'y a là pour Clara Arnaud « rien de funeste ou de lugubre, mais une profonde synergie entre le végétal, la terre et ce bâti qui est toujours là. Edifié avec des matériaux prélevés sur place, pierres, lauzes, il va bientôt se confondre avec la forêt ».
Plus haut, à l'orée d'une clairière, trois biches se figent, leurs têtes hautes perchées tournées vers nous avec curiosité. Clara Arnaud savoure : « On a tous une part de sauvage en nous, plus ou moins étouffée, qui resurgit quand tu te baignes dans un torrent, quand tu grimpes, que tu croises les animaux... » En redescendant vers son hameau, elle poursuit : « Il y a dans cette vallée un enchevêtrement de vies animales et humaines, passées et présentes. On sort de l'antagonisme entre sauvage et humain, découpage que je réfute. Le sanctuaire n'existe pas : il existe d'autres manières de voir le monde, avec plus de continuité ! » Dans sa maison, elle fait flamber quelques bûches pour sécher nos vêtements trempés.
Dehors, la montagne se drape de blanc, pour quelques heures. La toute dernière neige avant l'été.
(François Carrel - Envoyé spécial dans le Couserans - Ariège)
Clara Arnaud était présente sur le plateau de La grande libraire pour présenter son nouvel ouvrage, Et vous passerez comme des vents fous, paru aux éditions Acte sud. Dans ce roman haletant, elle emmène le lecteur dans les reliefs pyrénéens. Après des attaques répétées d'une ourse, les tensions dans le petit village réapparaissent de plus bel. Alma, une éthologue et Gaspard, un berger vont communier avec la montagne pour tenter de comprendre les raisons de ces attaques. Mais pour faire la lumière sur cette affaire, un troisième personnage va faire son apparition, il s'agit de Jules, un jeune montagnard qui a capturé une oursonne dans sa tanière pour la dresser et l'exhiber jusqu'en Amérique, au début du 20ème siècle…Un voyage prenant et glacé qui va pousser le lecteur dans ses retranchements.
COHABITER pour retrouver l'authenticité de cette montagne vivante
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