Pastoralisme au Népal
Cohabiter
Plaidoyer
contre une mort annoncée (et je ne peux m’empêcher d’associer notre ours brun
des Pyrénées)
Moments de vie, sourires d’enfants, de jeunes ou de moins jeunes… C’est cette joie simple du quotidien des Dolpo-pa, que je partage avec vous du haut de leur montagne. Tout se passe à Dho, petit village du Dolpo dans la vallée de la Tarap ; une des dernières enclaves de pure culture tibétaine, qui parvient à survivre à plus de 4000 mètres d’altitude, malgré des conditions de vie très rudes. Photos d'enfants de Georges Hudry.
Bien qu'il soit considéré comme le gardien spirituel des sommets, il est l'objet de l'animosité des populations locales qui lui reprochent ses attaques répétées sur les troupeaux.
En Himalaya on chiffre à 18 % la quantité de viande prélevée chaque année par le léopard des neiges et le loup sur le cheptel domestique.
Pour les peuples des zones himalayennes, vivant souvent à la limite de la pénurie et dont la seule richesse est le bétail, ces prélèvements sont vécus comme des catastrophes, ce qui vaut à l'animal d'être considéré comme un nuisible et un ennemi. Quand ils le peuvent, les bergers abattent les félins que la faim a rendu imprudents. Pourtant cet animal tant redouté ne s'attaque jamais à l'homme.

Le Dolpo a le
privilège d'abriter un des plus beaux félins de la terre, devenu rare et
inscrit sur la liste rouge de l'UICN des espèces menacées : le léopard ou
panthère des neiges (Panthera Uncia ou Uncia Uncia). Il fréquente les lieux
escarpés et neigeux de l'Himalaya, mais la plus forte population se trouve en
Mongolie. Farouche et furtif, il est très difficile à apercevoir.

Dans la
Tarap, il est arrivé que l'once —autre nom du félin— entre la nuit dans des
enclos à bestiaux, au cœur même des villages, et j'ai entendu parler d'un cas
où l'un d'entre eux s'était glissé dans une étable au rez-de-chaussée de la
maison.
Durant la transhumance dans les
pâturages d'altitude, la menace du félin et de son cousin le loup est présente
en permanence. Les jeunes bergers qui font paître les troupeaux de yaks, de
moutons et de chèvres loin du campement, sont régulièrement confrontés à leurs
attaques. Au camp on ne quitte pas des yeux les chevaux qui paissent en liberté
sur les hauteurs. J'ai assisté plusieurs fois au rituel de chasse du félin
menaçant les chevaux. Dès qu'il est repéré par les nomades, ceux-ci lancent des
cris particuliers vers la montagne pour effrayer l'attaquant, tandis que les
mastiffs tibétains se ruent vers les hauteurs en hurlant de fureur. Bien que
tout ce monde se trouve très loin de la scène de chasse, le bruit qui résonne
entre les flancs de la montagne, finit généralement par effrayer l'animal qui
finit par abandonner la partie.

La nuit au
camp, alors que tout le monde dort sous la tente en poil de yak, les attaques
des prédateurs ne sont pas rares. Les yaks en liberté sont regroupés autour du
camp, tandis que les moutons et les chèvres sont rassemblés dans un enclos
fragile au mur de pierres sèches, facile à enjamber pour le félin agile.
Certains léopards s'aventurent jusqu'au campement où les attire toute cette
bonne chair fraîche disponible. Mais là ils ont fort à faire avec les féroces
mastiffs tibétains lâchés pour la nuit, dont les rauques aboiements vous font
dresser les cheveux sur la tête. Au premier hurlement, aussi vifs que des
félins qui ne dorment que d'un œil, les nomades bondissent hors des tentes en
renfort des chiens. Tout doit aller très vite pour éviter le massacre d'un de
leurs précieux animaux. Les léopards s'attaquent rarement aux yaks mâles, trop
puissants pour eux, mais ils peuvent blesser une femelle ou tuer un jeune. En
revanche, les moutons et les chèvres font leur affaire car ils n'ont pas les
moyens de se défendre contre le puissant fauve.
C'est pour notre félin une
nourriture de choix, qui ressemble à sa proie préférée dans les montagnes
sauvages : le mouton bleu de l'Himalaya ou bharal (lui aussi protégé), qu'on
trouve encore en nombre au Dolpo et qu'on peut apercevoir lors d'un trekking,
avec un peu de chance.



Lorsque la
tentative d'un léopard en maraude a déclenché la rage des chiens, on peut les
entendre hurler avec violence jusqu'au bout de la nuit sur les hauteurs
entourant le camp, postés comme des sentinelles sur les murailles d'une
citadelle.
Lorsqu'il a pu accomplir son forfait
sans être gêné, le premier geste de l'once consiste à sucer le sang, tel un
vampire, à la gorge de sa victime et à s'en repaître. Pour une raison que
j'ignore, ce sang ingurgité agit sur lui comme une drogue qui l'engourdit et
l'endort au côté de sa proie, que de toutes façons, même éveillé, il n'aurait
pas voulu lâcher.
J'ai assisté un jour à une scène
extraordinaire près de Crystal Mountain School. Alors qu'en compagnie de Kedar
on devisait dans la cour de l'école avec des villageois, nous sommes alertés
par les cris d'un homme, lancés vers le sommet de la montagne toute proche.
Nous nous précipitons dehors à temps pour voir, très haut dans la montagne, un
troupeau de yaks dévalant la pente de façon désordonnée, la queue en l'air
indiquant une grande agitation, et suivis d'une petite bergère. Derrière eux
une meute de loups avance prudemment, sans doute retardée par les cris de
l'homme venant de la vallée, auxquels se sont joints ceux de nos amis. Ils sont
encore très hauts, mais quand le troupeau se rapproche, on entend les pleurs de
la petite gardienne, qui perdurent même après que les loups, qui ne
s'approchent jamais des villages, aient battu en retraite. Plus elle descend,
plus ses sanglots s'accentuent, malgré les paroles d'apaisement lancés d'en bas
par les hommes. C'est alors que l'un d'entre eux comprend les raisons de la
frayeur de la fillette. De là où elle se trouve sur la hauteur, elle a aperçu
un léopard des neiges endormi près de sa proie. Il se trouve de notre côté de
la rivière et nous nous précipitons pour le voir.

Une chèvre
noire gît sur le flanc et nous apercevons à ses côtés le dos du prédateur,
immobile entre les broussailles. Un villageois ayant reconnu sa chèvre
s'apprête à lapider l'animal engourdi, car c'est ainsi que les bergers tuent
les léopards, mais nous l'en empêchons. Nous ne voulons pas assister au
massacre de ce super félin protégé. La présence sur la scène de policiers, dans
la Tarap pour sécuriser des élections, finit par retenir le villageois, qui se
contente de déloger la bête par un jet de pierre.
Nous voyons alors, à quelques
mètres de nous, ce magnifique fauve bondir et traverser la rivière d'un saut
majestueux, sa très longue queue lui servant d'appui sur l'air. Mais une fois à
l'abri sur l'autre rive, il s'arrête et nous observe, sans doute frustré de
laisser derrière lui une si belle proie. Il avance à pas lents, puis s'arrête
et se retourne pour nous regarder. Il a l'air si fier, si noble, qu'il semble
nous dire : « m'avez-vous bien admiré ? ». Et le manège continue à mesure qu'il
monte vers les hauteurs. Nous l'observons ainsi pendant une demi-heure durant
laquelle se produit un autre évènement : un mastiff tibétain monte lentement à
flanc de montagne à la rencontre du félin, qui s'est finalement assis et se
tient immobile regardant toujours dans notre direction. Le chien avance
prudemment mais, au moment de la rencontre, il recule vivement sous les
attaques de l'once. Après plusieurs tentatives infructueuses il finit par se
retirer et se tenir à l'écart.
Et voici qu'un homme, d'allure impassible, monte
d'un pas lent en direction du léopard. Souffle coupé nous observons sa
progression. Le chien, enhardi par la présence de son maître, reprend courage
et finalement à eux deux, ils réussissent à repousser l'animal : comme à
regret, la panthère des neiges s'éloigne lentement vers les hauteurs puis
disparaît.

Cette fois,
elle a eu la vie sauve mais ce n'est pas toujours le cas. J'ai eu l'occasion à
plusieurs reprises d'observer des dépouilles de léopard dans les villages de la
Tarap. J'en ai vu une qui, grossièrement naturalisée, était transportée sur le
dos de son chasseur, qui se présentait de maison en maison pour récolter les
fruits de son acte : quelques roupies de récompense pour avoir tué le sauvage ennemi.
Je ne sais si cette coutume perdure encore aujourd'hui mais elle doit être
beaucoup plus discrète. Nous avons sensibilisé les écoliers à la préservation
du « saabo », le léopard des neiges. Il faudra certainement beaucoup de temps
pour que la haine de ce prédateur se dissipe dans le cœur des hommes.
Le problème n'est pas simple du tout
puisqu'il touche à l'économie de populations déjà défavorisées par leur
situation géographique et la rudesse de leur climat. La politique des fondations qui protègent le
léopard de la prédation humaine consiste à trouver des ressources alternatives
pour compenser les pertes de revenu, comme les « Himalayan Homestays » au
Ladhak ou au Spiti (Inde), des gîtes construits pour les villageois à usage des
touristes, avec formation des hôtes à leur nouveau métier, ce qui apporte un
supplément de revenu à la famille, suffisant pour compenser les pertes de
bétail. Devant les succès de ce genre de formule, l'Unesco souhaite étendre ce
programme à d'autres zones de l'Himalaya. Pourquoi pas au Dolpo ?

Il n'y pas
que les bergers qui attentent à la vie de l'once, il souffre aussi de la
convoitise de chasseurs armés, beaucoup plus organisés et efficaces que de
simples villageois. J'en ai rencontré parfois au Dolpo, venant à cheval du Tibet
tout proche et portant des armes. Ils arpentaient les montagnes un fusil sur le
dos, riant jaune lorsque je leur demandais ce qu'ils chassaient. Nous savons
qu'ils traquent le léopard pour leur peau inimitable : un pelage beige tendre,
semé d'ocelles sombres aux contours délicats, le tout adouci par de longs poils
blancs l'hiver.
A l'ouest de la Chine, dans le
caravansérail de Kashgar, il m'a été donné d'admirer de près une peau d'once
tannée. Un commerçant, qui en possédait plusieurs, me la proposa à l'achat dans
sa boutique, avec à peine de précautions, pour la somme de 500 dollars (en
1987). Je n'ai jamais vu peau plus belle, à tel point que l'offre m'a presque
fait vaciller, mais non pas succomber ! En 2007 on vendait au marché noir de
Kathmandu ou de Kaboul des manteaux de fourrure composés d'une douzaine de
peaux d'onces, pour la somme de 50 000 dollars. Tandis que les squelettes,
prisés des officines traditionnelles chinoises en remplacement des os de tigres
devenus rares, se monnayaient à 10 000 dollars chacun.
De 1990 à 2007, on a constaté une
diminution de 70 % des populations de léopards de neiges dans le monde. Nous
n'avons pas d'études plus récentes sur le niveau actuel de cette espèce.
Serons-nous la dernière génération d'humains à pouvoir admirer la mystérieuse panthère des neiges en liberté ? Les descendants de nos petits-enfants, seront-ils réduits à errer sur une planète vidée de ses animaux sauvages ?
Marie-Claire. Présidente d’Action Dolpo (auquel j’appartiens), et si vous voulez découvrir et soutenir ACTION DOLPO, retrouvez tous les renseignements dans cette page de mon site : https://www.renaissance65.fr/novembre-2012.html

2 LIVRES :
« Le léopard des neiges » par Peter Matthiessen. Gallimard. Ouvrage mythique sur l’expédition d’un naturaliste et d’un écrivain au Dolpo, à la recherche du mouton bleu et du léopard des neiges. Un petit bijou à lire : le léopard des neiges de Matthiessen. En septembre 1973, Peter Matthiessen part pour le Dolpo, une région du Népal située à la frontière du Tibet, avec le zoologiste Georges Schaller qui veut observer des léopards des neiges. Dans ce journal de route, il apparaît très vite que Matthiessen vit cette expédition comme une aventure plus spirituelle que véritablement scientifique. Pour lui, adepte du bouddhisme zen, ce sera surtout un pèlerinage à l’ancien monastère de Shey Gompa, et, enfin, un voyage hors de la civilisation du XX -ème siècle.
« Les pierres du silence » par George B. Schaller. Denoël. Il est naturaliste et chef de la même expédition.