La place du berger
Cohabiter
EN MONTAGNE,
LE VENT DE FRAICHEUR DES NOUVEAUX BERGERS.
Une nouvelle génération de bergers
tente de faire bouger les lignes de ce métier millénaire. Mais difficile de
revendiquer plus de droits avec la dureté et la précarité de ces emplois.
Être berger, c’est être avec les animaux en permanence dans la montagne, c’est un vrai métier qu’il faut valoriser
(Photo) Cabane de berger, au col des Cos à Sentein, en Ariège. Thierry llansades
« CONDITIONS
DE MERDE »
Contrats précaires, cabanes où
l’accès à l’eau et l’électricité n’est pas toujours garanti, semaines
interminables de 60, 70, 80 heures de travail… Derrière la beauté du cadre de
travail se cachent souvent des conditions moins reluisantes. Au fil des années,
Florence Robert s’est par exemple vu rattrapée par les soucis du quotidien, la
charge de travail, la fatigue. La quatrième année, est aussi venu l’ennui qui
ne l’a plus quitté. « Tout ce qui me nourrissait au début a fini par
disparaître, reconnaît-elle. Le déclic est tombé le 28 juin 2020. Mon troupeau
devait monter en estive deux jours plus tard, mais je ne trouvais toujours pas
de camion pour l’y emmener. J’ai craqué, j’ai dit stop. Je ne voulais plus
jamais revivre ça… »
La dureté et la précarité des emplois
entraînent un important turn-over au sein de la profession. Les carrières
dépassent rarement les sept ans. « Les patrons s’en foutent, ils trouveront
toujours des jeunes prêts à accepter ces conditions de merde, enrage Laurent
Four, berger pendant vingt ans. Ils trouveront ça génial un an, deux ans, trois
ans, puis s’en iront épuisés la quatrième année. »
De nombreuses femmes, elles, doivent
également faire face au sexisme. « Le jour où je suis tombée enceinte de mon
troisième enfant, je n’ai pas été reconduite », se souvient Marie Milesi,
bergère dans les Alpes-de-Haute-Provence. La justification alors présentée par
l’éleveur ? La cabane serait trop petite pour accueillir un petit de plus.
Marie Milesi témoigne également des risques de harcèlement : « Être bergère,
c’est vivre très isolée et entourée d’hommes. En cas d’agression, tu es loin de
ta voiture, tu n’as pas de réseau pour appeler de l’aide. » À la suite d’une
mésaventure, elle a décidé d’organiser des stages d’autodéfense dédiés aux
bergères, avec l’association féministe Sista.
« LES BERGERS ONT PEUR DE SE SYNDIQUER »
Mais difficile de revendiquer plus de droits avec un emploi précaire. D’autant que la récente réforme de l’assurance chômage empêche les bergers travaillant seulement quatre mois en estive de bénéficier de l’allocation. Ils sont ainsi obligés de trouver une autre activité en dehors de la saison estivale. Et le syndicalisme peine à s’imposer dans la profession.
Le combat de Michel Didier a « ouvert une brèche, mais ça n’a provoqué aucun sursaut, ni de peur des éleveurs… », se désole Laurent Four, berger pendant vingt ans. Excédé de ne pas se voir accorder de CDI après quatorze ans de travail, Michel Didier était allé jusqu’à traîner son employeur devant la cour d’appel de Grenoble, en juin 2016. Pour la première fois, le tribunal requalifia les CDD à répétition du gardien de troupeau en CDI, et condamna l’employeur à 30 000 euros de dommages et intérêts.
Laurent Four regrette que cette jurisprudence n’ait jamais entraîné une revalorisation générale des contrats. En 2013, il avait déjà participé à créer l’un des tout premiers syndicats de gardiens de bergers : le SGT 38, qui ne s’est pas imposé durablement. « Les bergers ont peur de se syndiquer. Ils passent leur temps à pleurer, à dire qu’ils sont mal payés, que les conditions de vie sont horribles et que les patrons sont des cons. Pourtant, dès qu’on essaie de régler leurs problèmes, tous sont réticents. »
« LA
NAISSANCE D’UNE GRANDE ORGANISATION SYNDICALE »
Depuis quelques mois, un appel à la
création d’une grande organisation syndicale de gardiens de troupeaux se
déploie de cabane à cabane. De jeunes néo-bergers ont décidé de reprendre le
flambeau allumé en 2013 par Laurent Four et ses amis. Ils entendent faire
émerger un syndicat par département, tous affiliés à la CGT et qui porteraient
des positions communes à l’échelle nationale. « Et ça commence déjà à prendre,
se réjouit Jo, l’un des porteurs du projet. Il y a des syndicats en Isère, dans
les départements de la Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’Hérault, les Pyrénées
atlantiques, les Hautes-Pyrénées et l’Ariège. »
Parmi leurs premières revendications,
figure la réforme du statut des bergers : « Aujourd’hui, nous dépendons de la
convention collective nationale pour l’agriculture, instaurée après le passage
de la loi El Khomri, poursuit Jo, berger depuis deux ans dans la Drôme. À
celle-ci peut s’ajouter un avenant pour les bergers, c’est-à-dire un paragraphe
spécifique à la reconnaissance de notre profession. » Cet avenant est un outil
précieux pour les gardiens de troupeaux. Il peut notamment codifier des grilles
de salaires, des jours de repos, des primes d’équipements pour l’achat de
croquettes pour chiens ou de chaussures… « Seulement, il n’existe que dans
certains départements. Nous réclamons donc la création d’une convention
nationale spécifique aux bergers ou a minima que cet avenant soit généralisé à
tout le territoire. »
Solidaire des luttes
anticapitalistes, antiracistes et féministes, ce mouvement naissant entend
aussi inclure les bergers de nationalité étrangère : « Les gros moutonniers
n’hésitent pas à embaucher des travailleurs roumains, à les maltraiter, avec
des salaires de misère, dit Jo. Ils savent qu’ils ne se plaindront jamais,
alors ils en profitent. Nous devons inciter ces pauvres gens à rejoindre notre
cause, pour qu’on puisse mieux les défendre. »





« SANS LE
LOUP, JE N’AURAIS PAS EU CE TRAVAIL »
Aux yeux du berger drômois Jo, ce
regain de vitalité du syndicalisme des bergers n’est pas une question de
génération. « Ce qui a surtout changé la donne, c’est le retour des grands
prédateurs, estime l’ancien ouvrier d’industrie. Le patronat tente d’entretenir
l’image du berger contemplatif, menant la vie de bohème et sifflotant dans
l’herbe en comptant les moutons. En réalité, avec les prédations, on a beaucoup
plus de boulot, de coût et de pression psychologique. »
Dans la vallée reculée du
Valgaudemar, au cœur du parc national des Écrins, les loups n’ont fait leur
retour que très tardivement. Depuis plus d’un siècle, les éleveurs avaient pris
l’habitude d’envoyer leurs brebis « à la rage ». Autrement dit, ils laissaient
les troupeaux grimper en autonomie sur les hauteurs, ne montaient qu’une ou
deux fois par semaine pour soigner les animaux blessés, et puis, aux premières
neiges, le bétail redescendait seul vers la vallée. « C’était idyllique pour
les éleveurs et les bêtes, raconte à Reporterre un jeune berger du massif. En
discutant avec les anciens, je m’aperçois que beaucoup sont nostalgiques de ce
temps-là. Certains ont décidé d’arrêter, considérant qu’ils n’étaient pas là
pour parquer leurs brebis dans un filet. »
Le retour du prédateur, à l’été 2019,
a mis fin à ces pratiques ancestrales pour en ouvrir de nouvelles : celles du
gardiennage, des chiens de protection et du parcage la nuit. « Sans le loup, je
n’aurais pas eu ce travail, assure le gardien de troupeau. Aujourd’hui, c’est
le plan loup qui paie nos salaires et notre matériel. Seulement, nous sommes
complètement sous perfusion des aides de l’État, tout s’est bureaucratisé. »